Quand j’essaie d’illustrer comment l’alcoolisme est perçu différemment selon qui se tient au bout de la bouteille, je prends souvent l’exemple de ce fameux sketch d’Olivier Guimond. Pour ceusses qui ne connaîtraient pas ce légendaire comédien québécois qui cartonnait à l’époque des cabarets, son sketch le plus célèbre est celui où il tente de rentrer chez lui ben saoul, tard la nuit. Son épouse sort alors d’un carreau de fenêtre, bigoudis sur la tête et rouleau à pâte dans les mains, et l’accueille avec un «Tu parles d’une heure pour rentrer!» Et Olivier Guimond, entre hoquets et culbutes loufoques, rétorque: «Tu parles d’une heure pour faire des tartes!» Hilarité générale. Le personnage du bonhomme saoul a fait rire des générations de publics.
C’est bien beau, mais elle est où notre madame saoule?
Est-ce qu’on rirait autant si les rôles du fameux sketch étaient inversés? Plus sérieusement, avec le moteur narratif de la comédie, on expose des travers de l’humain par l’intermédiaire de personnages qui se voient par la suite humanisés. S’ils existent dans une histoire qu’on aime, il nous est ensuite plus facile de les reconnaître dans la vie et, par conséquent, si ce n’est de les apprécier, d’en considérer au moins l’existence. On n’a qu’à penser à la popularité soudaine des échecs après le succès mondial de la série The Queen’s Gambit (Le Jeu de la dame) en 2020, qui nous présentait une héroïne prodige du jeu d’échecs, tout en la montrant dans sa part d’ombre. En spectatrice, parfois, il suffit de se sentir vue pour résonner avec une part de nous-même encore peu explorée…
L’absence ou la rareté de personnages féminins célèbres alcooliques pourrait ainsi nous empêcher de faire des liens avec des référents quand on est confronté à une femme alcoolique dans la vraie vie.
Pourtant, elles existent. Et de plus en plus. Les femmes de 50 ans et plus seraient le segment démographique qui connaît présentement la croissance la plus fulgurante d’alcoolisme, montrent certaines études en cours. En outre, selon l’Association pour la santé publique du Québec, la hausse la plus marquée de consommation abusive d’alcool a été observée chez les femmes, passant de 10 à 21 % entre 2000 et 2021.
La fondatrice du Janvier sobre en France, Laurence Cottet, témoigne de ce vice d’apparence imperceptible chez ses consœurs. De l’obligation rituelle du boire au travail, avec une clientèle d’affaires, car «ça fait partie de la culture». Pour être intégrée dans un milieu d’hommes, elle boit, mais elle se sent seule dans la douleur de sa dépendance grandissante.
Comme beaucoup de femmes,
son alcoolisme est meublé
de silence et de cachettes.
Elles ne sont pas dans le métro à s’écarter les bobettes et à uriner sur un siège devant des passagers affolés. Elles ne se font pas sortir des bars à coups de poing rageurs dans les airs. Elles ne sont pas échouées sur les bancs de parc avec le sac en papier brun cachant une bouteille de whisky. Les femmes alcooliques sont devant vous, derrière un bureau, sur le plancher de service, dans les couloirs des grands édifices.
«Être un peu la pionnière, en parler à visage ouvert, casser le tabou» sont là les raisons de Laurence Cottet d’avoir instigué ce Janvier sobre au pays du jus de raisin fermenté. Surtout pour démontrer que «ça peut arriver à n’importe qui».
Le devoir de subvenir aux besoins des autres
L’alcoolisme chez les femmes, en plus d’être stigmatisé, est plus rapidement vu comme de l’égoïsme que comme la souffrance d’un héros hemingwayesque qui serait son pendant masculin. «C’est qu’il doit souffrir beaucoup s’il boit comme ça», qu’on se dit, alors que la femme à côté qui boit autant pour oublier ses choix de vie est une mauvaise épouse, une mauvaise mère, de donner priorité à cette bouteille maudite plutôt que subvenir aux besoins des autres, elle qui a été conditionnée depuis des générations à faire passer tout le monde devant elle.
Une femme aux prises avec la dépendance sera frappée beaucoup plus vite de la honte de «manquer à son devoir» envers ces autres à qui elle doit répondre. De ce fait, l’alcoolisme se fera plus sournois. Des bouteilles cachées dans la salle de lavage (que personne d’autre ne trouvera puisqu’elle est la seule s’occupant de cette tâche sous son toit), du vin blanc dans un thermos à café pour les balades dans le quartier et les parties de soccer du plus jeune, du Baileys dans un tiroir du bureau pour agrémenter son Starbucks quotidien et lui redonner «de la joie de vivre» devant les autres.
La société des années 1950 proposait du prozac aux madames pour leur redonner du pep dans la step de la charge mentale, aujourd’hui, c’est «Rosé all day», «Vindredi» et «Wine mom» all the way glorifiés. Un danger masqué. Et pendant que la consommation devient de plus en plus sévère et grave, que la couperose gagne notre visage et la cirrhose, notre foie, on n’aborde pas le problème. De l’extérieur, tout baigne, mais «maudit que chu fatiguée pis que j’ai pu le goût de rien et que je ne me reconnais de moins en moins et que j’ai le goût de brailler quand je vois les semaines filer et que je pense que je vais finir par m’écrouler mais au moins une petite margarita, me semble que ça m’aiderait, en attendant, à me remonter»… Une pente glissante qui peut à la longue nous être fatale si on ne cherche pas les ressources et une porte de sortie.
L’isolement puis la marginalisation
La conséquence à cette dépendance au féminin qui n’est souvent pas vécue au grand jour. On vit notre consommation dans la solitude, en n’osant pas nous confier sur le besoin grandissant de nous buzzer pour passer à travers la journée. La peur d’être répudiée de nos amies qui semblent mieux gérer leur vie, de nos collègues qui vont nous juger, notre employeur qui pourrait nous renvoyer ou hésiter à nous faire confiance pour un projet d’avancement, un(e) partenaire qui pourrait ne pas comprendre ou finir par nous quitter s’il ou elle nous demande de choisir entre eux et la boisson. Et cette vision d’avenir d’être complètement marginalisée de la société, aux prises avec ce mal qui continue de nous dévorer, sans atteindre le noyau de ce qui nous fait donc souffrir comme ça. Vu de même, c’est pas trop tentant de s’avouer alcoolique, tsé. Mais c’est pas obligé d’être comme ça.
Pas boire, publiquement
Outre les multiples associations d’Anonymes qui offrent des meetings partout dans la province, il y a de plus en plus d’initiatives fondées par des femmes ayant affronté la dépendance, ou pour les femmes (et hommes) aux prises avec la dépendance, ou qui ont juste simplement retiré l’alcool de leur vie. Créé par l’autrice et actrice Éliane Gagnon, le Soberlab a comme mission d’offrir des événements sobres, des ateliers, des conférences et des retraites de ressourcement à ceux qui souhaitent entamer ou maintenir une démarche de sobriété. Le Sober Club, «ta nouvelle gang préf», est né alors que Katherine, la cofondatrice, cherchait à joindre une sober communauté francophone dans la région de Montréal afin de l’accompagner dans son jeune rétablissement. Sa mission est de faciliter la création de liens entre personnes sobres ou sober curious et de prouver que c’est possible d’avoir du fun sans consommer.
Partir de soi
Comme beaucoup de personnes en rétablissement le diront, le choix de devenir abstinente d’alcool, ça part de soi. Dans mon cheminement personnel, ça a été d’en parler, par l’écriture.
J’ai débuté mon blogue personnel en 2020, avec à peine quelques semaines de sobriété au compteur. J’ai cherché à trouver les mots aux maux que je vivais, et j’ai été étonnée de l’écho presque immédiat que j’ai reçu venant, majoritairement (mais pas exclusivement), de femmes vivant ou ayant vécu la même chose, cet alcoolisme ravageur d’une violence sourde. En mettant la lumière dessus, c’est devenu, de texte en texte, beaucoup moins épeurant. Cent quarante textes, un monologue, et un livre* plus tard, je peux dire que la sobriété chez les femmes est en voie d’être de plus en plus visible!
Pour lire S’aimer ben paquetée
*Mon livre tiré de mon cheminement personnel de l’alcoolisme à la sobriété est publié aux éditions L’instant même et disponible en librairie et commande en ligne.