«Riez de moi tant que vous voudrez, vous allez vous ennuyer quand je ne serai plus là!» C’était une des phrases préférées de ma mère, qui était très comique, souvent… involontairement. Et, comme la plupart des enfants, je ne la prenais pas au sérieux, parce que ma maman, elle était éternelle, voyons. Personne ne veut anticiper la mort de ses parents, surtout quand ils sont chéris. Plusieurs n’ont pas cette chance d’avoir été aimé par un père et une mère, mais ce fut notre cas, à mon frère et à moi.
Mon beau ragoût, roi des festins
Alors quand, en 2018, à une semaine de Noël, son cœur s’est arrêté de battre subitement, c’est toute ma vie qui a basculé. Je n’étais pas prête, on ne l’est jamais. Je revenais tout juste d’un voyage au soleil, et elle m’attendait pour qu’on prépare ensemble son ragoût de pattes de porc, un de mes plats favoris des fêtes. Elle avait eu le temps de cuisiner ses tartelettes choco-caramel et ses pâtés, mais devait s’assoir entre chaque étape pour se reposer, m’a par la suite dit mon père. Fatigué, son cœur lui envoyait des signes qu’elle n’a pas su écouter.
La dernière fois qu’on s’était vues, c’était à l’Action de grâce, pour notre pèlerinage annuel dans le Bas-du-Fleuve. Ma mère avait grandi au bord du Saint-Laurent, et c’est là où il commençait à s’élargir qu’elle allait acheter son poisson et ses fruits de mer. Crustacés et mollusques qu’elle mettait ensuite sous vide pour nos coquilles Saint-Jacques, qu’on préparait aussi ensemble pour les fêtes. Sans purée, les nôtres!
Ce choc, c’est le plus difficile que j’ai eu à encaisser de ma vie. Partir à 75 ans, c’est tôt, c’est injuste. Et ceux qui ont traversé les étapes du deuil le savent, après le choc vient le déni. Cette année-là, le mien était dans le tapis. J’ai insisté pour préparer un réveillon le 24 décembre, au grand étonnement de mon père, homme de peu de mots dont le visage en disait pourtant long lorsque je lui ai demandé ce qu’il voulait sur la table! Noël sans nos classiques réconfortants, pour moi, même les yeux pleins de larmes, ça ne se pouvait pas. Ma meilleure amie est venue dans notre belle campagne avec son chum et leurs deux enfants, un baume sur ma peine noyée dans les sandwichs pas d’croûte et la salade de macaroni. Une façon de garder ma mère (et ses recettes) près de moi.
L’année suivante, j’ai passé Noël dans la famille de mon nouvel amoureux, en me disant que ma mère l’aurait vraiment aimée. Même si le ragoût de ma belle-mère ne goûtait pas comme le sien, même si eux jouaient à la boulette, tandis que nous, on regardait La mélodie du bonheur ou Une histoire de Noël, j’ai eu du fun. De nouvelles traditions se créaient tranquillement.
D’autres se poursuivaient. Le 31 décembre, ça se passait chez mon père, loin des confettis des soirées entre amis. Avec un buffet qui comprenait invariablement mon gravlax et la salade de carottes à la marocaine de mon frère. (Mon père n’a jamais cuisiné de sa vie.) Après, il montait ronfler dans ses quartiers, et nous on regardait les émissions de fin d’année en buvant des bulles. Et surtout, en dansant pendant En direct de l’univers, la préférée de ma mère, qui avait un suave move d’épaule directement issu de sa jeunesse. Le 1er janvier, on partait en raquettes et, à notre retour, notre père nous disait: on défait-tu le sapin bientôt, là? Lui aussi perpétuait la tradition de son épouse, qui avait toujours hâte d’enlever l’arbre une fois la nouvelle année venue. Jamais à court d’excentricités, elle nous avait même déjà gratifié d’une branche de bouleau peinte en blanc et décorée exclusivement de rose… Il y avait eu protestations.
Réinventer ses traditions
L’an dernier, ce fut au tour de mon père de nous quitter, sans bruit, comme il avait mené sa vie. Lui aussi, son cœur a arrêté de battre au petit matin, à 83 ans, par un radieux jour d’été. Au choc de son départ subit se jumelait celui d’un constat implacable: à 49 ans, je n’avais plus de parents.
J’étais aussi célibataire, comme mon frère. En 2023, on a donc festoyé juste nous deux. Comme à chaque année depuis le départ de ma mère, j’ai un peu pesté en préparant le ragoût. Dans son cahier de recettes, elle a juste écrit «épices au goût». Et même si je l’avais regardée faire à de nombreuses reprises, quand on assaisonne à l’œil, expérience en moins, ça ne goûte jamais pareil. J’ai dû me résoudre à abandonner certaines de nos bouchées traditionnelles, comme les fondues parmesan, après les avoir ratées deux ans de suite. Je revois tellement ma mère brasser la préparation au fromage vigoureusement, puis m’enjoindre de prendre la relève, car c’est «fatiqant» toute seule! Oh oui, mom, ce l’est.
Pour moi, les fêtes ne goûteront plus jamais pareil. Mais depuis l’année dernière, elles sont devenues un canevas sur lequel improviser. Il y aura toujours du ragoût et des coquilles. Ce sont les gens autour de la table qui vont changer. Peut-être même qu’une bonne fois, je passerai le réveillon à regarder Love Actually seule en pyjama laid en savourant ma sainte paix.
Une chose est sûre: peu importe où ils sont, mes parents sont encore présents. Dans nos traditions qui se perpétuent, dans celles qu’on invente. Dans nos cœurs et nos pensées. Et dans l’amour du ragoût!