Mais qu’est-ce que je vais faire de toi mon bouddha? C’est ce que je me suis demandé à quelques jours de Noël, alors que des arbres derrière la maison sont tombés sur le grand maître qui gardait la cour arrière. Il a passé des années à veiller sur la piscine pendant l’été, mais ne frissonnait pas d’une miette quand les feuilles d’automne venaient le chatouiller et que les premiers flocons de neige lui couvraient les épaules. Toutes les saisons, je le nettoyais, caressais sa douce tête et son bedon, tout rond, qu’il nous présentait avec fierté. Avec son sourire moqueur, ce bouddha, offert par ma maman et mes sœurs, donnait de l’âme à notre paysage. Puisque c’est le symbole de l’éveil, je le saluais tous les matins de la fenêtre de la cuisine et lui demandais de me guider dans la paix et la sagesse.
En cet hiver imprévisible, mon bouddha a été attaqué. Le vent a cassé des arbres qui se sont écrasés sur lui, transperçant son ventre en chemin. Quelle désolation! Ce n’est pas la faute du vent ni des arbres, qui ne sont que victimes de la bêtise humaine et des changements climatiques qu’elle provoque. Ce n’est pas moi qui l’ai dit. C’est Olivier, un abatteur forestier que j’ai rencontré quelques jours plus tard.
«Nous faisons aujourd’hui beaucoup de coupe de bois préventive, question de protéger les maisons des intempéries qui ne cessent d’augmenter», m’a-t-il dit. Cette fois-ci, un immense sapin nous empêchait d’accéder au chalet, gisant de tout son long à travers mon chemin de terre. Pas très loin, un autre sapin dangereusement courbé et lourd de neige menaçait de tomber directement sur la chambre à coucher si une tempête de plus affligeait la forêt.
J’ai demandé à Olivier ce qu’il ferait à ma place. Passionné des arbres comme moi, nous avons longuement discuté, puis j’ai pris la décision de le remercier de ses bons services (le sapin, pas Olivier). J’ai serré l’arbre dans mes bras et suis allée cacher mes pleurs à l’intérieur. Je ne sais pas si les manieurs de chainsaw ont souvent vu une fille pleurer avant qu’ils abattent un arbre, mais moi, je trouve qu’il n’y a rien de plus triste.
Nous avons tous un arbre qui nous a vu grandir. Nous avons tous une espèce préférée, même si on ne connaît pas son nom. Quand mon père est décédé, c’est sous un mélèze que nous avons enterré ses cendres. Ce fut une cérémonie magnifique que je vous raconterai un jour, lorsque j’en aurai le courage.
Je vous ai raconté dans notre livre Bien-être inspiré, trouver l’harmonie corps cœur esprit pourquoi j’avais comme mon père une histoire d’amour avec la nature. Avec les arbres, on fait des flûtes et des guitares autant que des maisons et des bateaux. Ils offrent autant de protection que de poésie quand en regardant vers le ciel, leur feuillage nous sourit. Quand ils tombent, c’est un petit ou un grand drame. Surtout qu’ils ne choisissent jamais de quel côté ils s’affaissent. C’est la vie et le vent, ou un humain qui le fait pour lui. Parfois, ces arbres causent une grande peine quand malgré eux, ils brisent ce qui est cher à nos yeux.
Leonard Cohen dit qu’il y a une fissure en toute chose. C’est ainsi qu’entre la lumière, mais que faire quand la cassure est énorme et que l’on ne retrouve plus les morceaux? À quel point devrais-je tenter de réparer mon bouddha au ventre ouvert? Je l’ai rangé au chaud dans la maison pour bien réfléchir à la meilleure action à prendre. Ma maman m’a suggéré «pourquoi ne lui offres-tu pas des fleurs que tu pourrais faire jaillir de son ventre?» C’est une belle idée de remplacer le drame par de la beauté.
Quelques jours plus tard, je suis allée dans une retraite de yoga où pratiquait un chaman, un mystique, gardien de la tradition. J’en ai profité pour lui demander conseil. Après une session de méditation, je me suis avancée vers lui et lui ai montré la photo de mon bouddha «magané». Après une longue pause, me regardant droit dans les yeux, d’un air très sérieux et s’étirant la moustache, il m’a répondu: «Je comprends que tu viens de vivre tout un drame. Même si c’est difficile, tu dois maintenant te concentrer sur la base de ton essence profonde et recommencer ta vie.» Euh… monsieur… je parlais du bouddha, pas de moi. Devrais-je le réparer, planter des fleurs dedans ou m’en débarrasser? Il fut catégorique. «Tu as deux choix. Soit tu le répares complètement en refermant son ventre pour ne pas laisser son énergie se dissiper, soit tu fais une cérémonie à un endroit propice et tu le redonnes à la terre. Mais surtout, rien entre les deux.»
Soulever, trancher, enterrer
La vie exige de nous parfois de devenir combattants. D’avoir la force de soulever les arbres qui encombrent notre chemin, de suivre notre instinct de trancher ceux qui pourraient nous menacer. Elle demande de ramasser les morceaux d’un bouddha cassé ou sa représentation invisible, mais pourtant très réelle. Grâce à cette brisure, j’ai réalisé que dans chaque moment vécu pleinement, se trouve un bouddha en soi encore plus magnifique, rieur et rassurant. C’est le nôtre, sur lequel on fera briller toute sa lumière. Je nous souhaite en 2023 de réparer ce qui est possible, autant que d’avoir le courage d’enterrer avec sagesse ce qui est irréparable. On s’en donne des nouvelles?
Bonne et heureuse année, de votre amie Mitsou,
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